Journées cinématographiques de Carthage – « Irkala-Gilgamesh’s Dream » De Mohamed Al Daradji : Une enfance à la dérive
Comment vivre, ou plutôt survivre quand on se trouve brutalement sans abri, abandonné à son sort, sans soutien affectif ni matériel ? C’est sur cette enfance jetée sur les pavés que le film « Irkala–Gilgamesh’s Dream » s’est penché.
La Presse — Pendant de longues années, l’Irak a été le terrain d’une violence inouïe. Milices, Daesh, police réprimant les manifestations avec des balles réelles..
Tant de vies perdues. Et, les victimes ont laissé derrière eux des enfants, victimes à leur tour d’une réalité cruelle.
Comment vivre, ou plutôt survivre quand on se trouve brutalement sans abri, abandonné à son sort, sans soutien affectif ni matériel ?
C’est sur cette enfance jetée sur les pavés que le film «Irkala–Gilgamesh’s Dream» s’est penché.
Ce long métrage de fiction est projeté dans le cadre de la compétition officielle des JCC.
Il est réalisé par Mohamed Al Daradji qui a également participé à l’écriture du scénario.
Parmi les enfants errants, le film met en avant trois protagonistes.
Moody, un adolescent délinquant qui rêve de fuir Bagdad et commencer une nouvelle vie à Amsterdam.
Son caractère redoutable et menaçant ne l’a pas empêché de tisser un lien affectif avec Chum-Chum, un petit orphelin diabétique et sa sœur Sarah.
Ils endurent côte à côte les affres d’une existence difficile : errance, faim, abus, insécurité, exploitation sexuelle..
Ils se trouvent progressivement entraînes dans la criminalité. Rien ne leur était possible, sinon suivre cette voie pour se procurer le montant qui financera leur départ.
Deux figures adultes marquent profondément la vie des enfants : une dame brisée, ayant elle-même perdu sa famille dans des actes de violence absurdes et le Cheikh mystérieux qui commande les milices.
Vu sous cet angle, le film se déploie comme une fresque sociale où le ton tragique prend le dessus.
Or, ce qui fait son originalité, c’est le personnage de Gilgamesh dont Chum-Chum est obsédé.
En effet, le scénario est parti de la légende d’Irkalla, un monde souterrain habité par les morts.
Le petit orphelin espère le visiter pour revoir ses parents et les ranimer grâce au pouvoir de l’imbattable Gilgamesh.
C’est en regardant une série de dessins animés qu’il s’éprend de cet héros légendaire au point de voir en lui son unique sauveur potentiel.
D’ailleurs, un extrait est inclus dans le long métrage, afin de faire connaître davantage ses exploits et ses capacités.
Tout au long du film, une voix de journal en toile de fond décrit le chaos dans les rues pour souligner davantage le réalisme du cadre.
Elle nous ramène à 2019, une période de turbulence et de brutalité.
De nombreuses scènes montrent les affrontements entre la police et les manifestants, reproduits avec une vraisemblance accrue.
En parallèle, la violence aveugle des milices s’abat sur tous, y compris les passants innocents.
Chu-Chu, lui, est toujours dans l’attente de Gilgamesh. Seul un miracle pourrait en effet mettre fin à sa souffrance.
Il aurait pu penser à Superman, Batman, ou n’importe lequel de ces héros ailés qui viendrait rétablir la justice.
Or, le film met tout l’espoir entre les mains d’un héros mythologique irakien, comme pour dire que la solution doit émaner de l’intérieur et que le pays doit puiser dans son passé glorieux pour renaître de ses cendres.
Cette pointe de fantaisie était la seule échappatoire permise au petit Chu-Chu, en dépit des propos sarcastiques de ses pairs.
C’est par cette attente qu’il réussit à supporter ses malheurs. S’il a pu rester candide jusqu’au bout, Sarah se perd dans l’attrait du monde de la nuit.
Quant à Moody, il sombre de plus en plus dans la criminalité en intégrant les milices du Cheikh.
Par ce long métrage d’un réalisme percutant, Mohamed Al Daradji aspire à secouer les consciences du public.
Quelle issue pour ces enfants ? Comment les rattraper avant qu’ils ne deviennent dangereux pour eux-mêmes, pour leur entourage et pour l’avenir du pays ?
“Irkala–Gilgamesh’s Dream” ne propose pas de solutions.
Cependant, les animations à la fin qui montrent Chum-Chum s’envoler dans le ciel, enthousiasmé de voir son fantasme enfin réalisé, arrache un sourire au spectateur.
C’était la seule étincelle d’espoir dans ce film sombre.
Sans tomber dans l’exagération, Mohamed Al Daradji reproduit ainsi le vécu des enfants victimes de la violence anarchique dans leur cité.
Loin de se cantonner à Bagdad où la situation est actuellement stable, il nous mène à penser à tous les enfants qui subissent les affres du fanatisme et des conflits et dont le sort est étroitement lié à celui de leurs villes.
Le film a fait le tour de manifestations prestigieuses dédiées au cinéma dont Locarno Film Festival et le Festival international du film de Toronto.
Un autre succès s’ajoute au parcours du réalisateur qui a eu une reconnaissance internationale depuis son premier long métrage «Ahlaam» sorti en 2006, présenté dans plus de 125 festivals internationaux et remportant plus de 22 prix.
“Irkala–Gilgamesh’s Dream” saura-t-il séduire le jury des JCC ?
Les résultats de la compétition seront annoncés officiellement lors de la cérémonie de clôture le 20 décembre prochain.
