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Economie

Tribune – La nouvelle fonction de l’impôt : De l’outil fiscal à un instrument de dissuasion

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  • 21 décembre 18:00
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Tribune – La nouvelle fonction de l’impôt : De l’outil fiscal à un instrument de dissuasion

Par Skander SALLEMI (Conseiller fiscal)

Traditionnellement, l’impôt s’inscrit dans une logique de financement des charges publiques et de redistribution, encadrée par le principe fondamental de la capacité contributive.

Le Code des droits et procédures fiscaux prévoit, à cet effet, un arsenal de sanctions — pénalités, amendes, intérêts de retard et, dans certains cas, des sanctions pénales — destiné à garantir le respect des obligations déclaratives et à assurer le recouvrement de l’impôt.

Or, au-delà de ces sanctions expressément prévues par la loi, le système fiscal tunisien a progressivement instauré des mécanismes de majoration automatique de l’impôt exigible en cas de retard ou de défaut de déclaration, indépendamment de toute appréciation de la capacité réelle du contribuable à supporter la charge fiscale.

C’est notamment le cas du minimum d’impôt et de l’avance sur l’impôt acquittée à la douane par les importateurs, exigibles même en l’absence de bénéfices, voire en situation de déficit.

Ces dispositifs traduisent un glissement préoccupant : l’impôt n’est plus uniquement un prélèvement fondé sur le revenu ou le bénéfice, mais tend à se transformer en une charge quasi forfaitaire, parfois punitive, détachée de la réalité économique du contribuable.

L’augmentation de l’avance sur l’impôt sur le revenu (AIR) par la loi de finances pour 2023 illustre clairement cette dérive.

Officiellement adoptée sous l’intitulé de la lutte contre l’évasion fiscale, cette mesure révèle, à la lecture de l’exposé des motifs, un objectif supplémentaire : réduire les importations de produits de consommation.

L’impôt est ainsi mobilisé comme un instrument de dissuasion à des fins de politique commerciale, une fonction qui relève normalement des droits de douane ou des taxes indirectes, telles que les droits de consommation.

Cette logique est consacrée par l’article 58 de la loi de finances pour 2023, qui prive le contribuable du droit à la restitution de la majoration de l’AIR, y compris en cas de régularisation ultérieure de sa situation fiscale. 

La disposition se limite à reconnaître la possibilité d’en reporter le montant sur l’impôt dû au titre de l’année suivante, transformant ainsi l’avance en une charge financière obligatoire, sans lien direct avec l’impôt effectivement exigible et sans prise en compte de la situation économique réelle du contribuable.

Ce recours à l’impôt direct comme outil de régulation économique constitue une rupture conceptuelle majeure.

Par nature, l’impôt direct est censé refléter la capacité contributive du contribuable et s’inscrire dans une logique redistributive et progressive.

Lorsqu’il devient exigible indépendamment des revenus ou des bénéfices réalisés, il perd sa vocation fiscale pour se transformer en prélèvement de contrainte.

Les conséquences de cette déformation sont déjà visibles: accumulation de reports d’impôt, excédents chroniques en attente de restitution, tensions de trésorerie pour les entreprises et perte de lisibilité du système fiscal.

A terme, ce détournement de la fonction de l’impôt compromet non seulement l’efficacité de la politique fiscale, mais aussi sa légitimité démocratique.

Plus encore, l’instauration d’une majoration du minimum d’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés, qui s’ajoute aux pénalités, amendes et autres sanctions prévues en cas de retard ou de défaut de dépôt des déclarations, illustre l’usage de l’impôt comme outil de sanction déguisé. Le paradoxe réside dans le fait que cette majoration n’est juridiquement reconnue ni comme une sanction ni comme une amende.

Dès lors, les contribuables bénéficiant des dispositifs d’amnistie fiscale se heurtent à son maintien, celle-ci n’étant pas couverte par les dispositions relatives à la remise des pénalités et des amendes.

A terme, ce détournement de la fonction de l’impôt fragilise non seulement la confiance des contribuables, mais aussi la cohérence, la prévisibilité et la crédibilité de la politique fiscale elle-même.

Dans ce contexte, le Parlement est appelé à exercer pleinement sa mission constitutionnelle de contrôle et d’évaluation de la norme fiscale.

Il lui revient d’examiner, avec rigueur et transparence, les dispositions adoptées par décret-loi, d’en apprécier les effets économiques et sociaux, et d’en vérifier la conformité aux principes constitutionnels de justice fiscale, de capacité contributive et de sécurité juridique. 

Cette démarche constitue une condition essentielle pour réaffirmer le rôle du législateur dans l’élaboration de la politique fiscale et pour restaurer la cohérence et la légitimité du système fiscal.

S.S.

N.B. : L’opinion émise dans cette tribune n’engage que son auteur.  Elle est l’expression d’un point de vue personnel.

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La Presse