Financements étrangers : Transparence et enjeuxde souveraineté
Les récentes suspensions d’associations tunisiennes illustrent en arrière-plan des tensions croissantes autour du financement étranger du tissu associatif.
La Presse — La question des financements étrangers destinés à certaines ONG et associations tunisiennes refait surface, à l’occasion de la suspension pour un mois des activités de l’Association tunisienne des femmes démocrates (Atfd) et du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (Ftdes) suite à une infraction administrative du décret-loi 88 portant organisation des associations.
Ces décisions revêtent une dimension politique et s’inscrivent dans un contexte de restrictions accrues de l’espace civique, selon les deux associations épinglées.
Parallèlement, le nom de bailleurs de fonds, dont l’Open Society Foundations (OSF), fondation du milliardaire américain George Soros, œuvrant à «la construction de démocraties dynamiques et inclusives» revient au-devant de la scène à l’occasion d’une enquête judiciaire récente rapportée par plusieurs médias.
Cette enquête a été déclenchée par des rapports émis par la Commission tunisienne des analyses financières (Ctaf) et la Cour des comptes, ciblant des associations tunisiennes soupçonnées d’avoir bénéficié de financements étrangers non déclarés, dont certains émanant en particulier de l’OSF.
Cela remet au premier plan la question du financement étranger des ONG en Tunisie, au moment où le projet d’amendement du décret-loi précité n’a pas été discuté à l’ARP.
Entre exigences de transparence légale et soupçons d’ingérence étrangère, cette question ne fait que relancer un débat ancien.
Mais, jusqu’où la souveraineté nationale peut-elle être préservée face aux réseaux de ce que l’on appelle communément la «société ouverte» ?
Quand les financements étrangers redéfinissent le jeu politique et associatif
Depuis la chute de l’ancien régime de Ben Ali en 2011, notre pays a connu un essor spectaculaire du secteur associatif et politique.
Mais cette « ouverture » s’est malheureusement accompagnée d’un phénomène moins visible marqué par l’afflux massif de financements étrangers, via des ONG, des fondations et des programmes internationaux, qui ont joué un rôle central dans des tentatives visant à «remodeler» le paysage national.
Il est bien utile de rappeler et de souligner à cet effet que le décret-loi 88 de 2011 a libéralisé la création d’associations et permis la réception de financements étrangers sans autorisation préalable.
Dès lors, des milliers d’organisations ont vu le jour partout dans le pays. Ces financements ne sont pas restés cantonnés dans des activités d’éducation civique ou de développement.
En effet, ils ont trouvé des relais dans les partis politiques, les médias de l’opposition ou les ONG militantes.
Environ 40% des associations tunisiennes dépendent partiellement ou majoritairement de fonds étrangers, selon le rapport annuel 2018 de la Commission tunisienne des analyses financières (Ctaf).
Dans ce contexte, il faut aussi rappeler que certains partis et associations ont bénéficié de moyens accrus pour mobiliser, informer et, surtout, influencer le débat public, ce qui soulève des questions sur l’équité politique et la souveraineté nationale.
Pour le financement des associations par des fonds étrangers, la Cour des comptes a estimé que les fonds étrangers destinés aux associations s’élevaient à 68 millions de dinars (MDT) en 2017 et à 78 MDT en 2018.
Cependant, plus de 500 associations n’ont pas divulgué leurs parts en fonds étrangers, ce qui suggère que les chiffres officiels pourraient sous-estimer la réalité du financement externe ; ajoute la même source.
Transparence légale, contrôle renforcé
La loi tunisienne prévoit depuis 2018 une régulation du financement des associations, notamment l’obligation de déclaration des dons étrangers.
Une proposition de loi à été déposé à l’ARP. Elle vise à rendre obligatoire l’autorisation préalable des financements étrangers.
Le 16 septembre 2024, le Président Kaïs Saïed a reçu le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) pour lui remettre le rapport de la Commission tunisienne des analyses financières (Ctaf).
Il y évoqua l’importance de surveiller «la multitude d’associations recevant des fonds considérables de l’étranger et finançant des entités à des fins politiques».
Selon le communiqué, une association avait reçu 9 579 908,300 dinars jusqu’au 28 août, une autre 255 512,250 dinars. Ces chiffres illustrent l’ampleur des flux.
Le financement étranger ne concerne pas uniquement les ONG. Les partis politiques aussi ont largement profité, directement ou indirectement, de réseaux associatifs puissants.
Ainsi, certains crédits et donations externes ont pu être canalisés vers des campagnes, des médias ou des relais d’influence depuis 2011.
Dans l’optique de cette même analyse, les observateurs pointent du doigt plusieurs risques, parmi lesquels figurent en premier lieu la dépendance financière des ONG à des bailleurs étrangers, réduisant leur marge d’initiative locale, l’usage du secteur associatif comme levier d’influence politique, voire idéologique, par des acteurs externes, d’où le risque d’ingérence étrangère dans les choix et politiques intérieures du pays.
Samir DRIDI