Au gré de ces prises, la quête du père à la recherche de sa fille s’estompe presque. Dans cette fuite en avant, le son sublime la perception d’un réel qui se fragmente.
N’empêche que la bande doit faire face à la réalité : pénurie d’essence, climat de guerre latente…
Peu à peu, la progression se fait sur une route semée d’embûches, traversée par la violence et l’absurde.
La Presse — Encore bouleversée, pas tout à fait remise du choc « Sirāt » (Prix du jury à Cannes en 2025), un film vu, ou plutôt vécu, dimanche dernier dans le cadre des JCC.
Une expérience traversée par une succession d’émotions, d’impressions et de sensations qui glissent progressivement vers l’insoutenable, l’effroi, l’horripilation, l’incompréhension, voire à une forme de colère dirigée contre son réalisateur, le Franco-Espagnol Oliver Laxe.
Qu’on se le dise d’emblée, on est aux antipodes du « feel good movie ». « Sirāt » est rude, frontal, brutal, et il vaut mieux être psychologiquement solide pour s’y confronter.
Il ne s’agit pas là d’aimer ou pas, loin de là et ce n’est pas ce qui importe le plus, ce n’est pas ce qui est demandé à un film finalement. « Sirāt » (Quatrième long-métrage de Laxe) secoue nos réflexes de spectateurs, malmène les codes, les règles de la narration, ses personnages et le spectateur lui-même pour le rendre disponible à de nouvelles appréhensions de lui-même.
Une méditation sur la mort, comme le décrit son réalisateur, avec la salle de cinéma comme le meilleur des temples pour accueillir ce travail introspectif.
« Un film qui t’oblige à regarder à l’intérieur de toi-même, violent comme la vie, il nous fait expérimenter la mort », déclare-t-il encore.
« Le Sirāt est un pont entre le paradis et l’enfer. Il est plus étroit qu’un cheveu et plus tranchant qu’une épée », c’est avec cette inscription sur fond noir que s’ouvre le film.
Le ton est donné, mais très vite notre attention se laisse captiver par autre chose : la beauté vertigineuse du désert marocain, où des mains burinées dressent un gigantesque mur de son.
Le premier personnage apparaît alors : la musique, conçue par le musicien, DJ et producteur français Kangding Ray. Au départ ( et durant la première partie du film), elle épouse un électro puissant et pulsant qui fait vibrer la première couche de sable… et avec elle notre corps de spectatrice, presque en transe, ressentant les basses jusque dans mon cœur.
Face à cette déferlante sonore, les immenses falaises de grès ocre dessinent une vaste arène naturelle où des « raveurs » abandonnent leurs corps au rythme.
Peu à peu se dévoilent des visages âpres, marqués par le temps, la fatigue, la fête, la poussière, des gueules comme on en voit rarement au cinéma, des corps parfois estropiés, frontalement exposés.
Une masse humaine compacte se dresse, portée à la fois par la pulsation musicale et par les substances psychotropes qui la distillent.
La nuit tombée, un dispositif laser vient tracer d’improbables marches sur les parois monumentales des canyons (Un passage et une transition). Musique et lumière esquissent alors une autre voie possible, un sentier escarpé que s’apprêtent à emprunter les protagonistes…
Dans ce décor surgissent deux personnages en totale contraste avec la foule : Luis, un père, incarné par le remarquable Sergi López, et son fils Esteban, 12 ans, interprété par Bruno Núñez (Au départ, on peine à comprendre ce qu’un enfant de cet âge peut bien faire dans un contexte aussi brutal et ce n’est qu’à la seconde partie que l’on saisit que sa présence est un prétexte narratif).
Dans la tempête sonore, on ne distingue pas les mots de Luis, mais le geste d’Esteban, tendant des photographies, suffit à faire comprendre leur quête : retrouver Mar, fille et sœur disparue.
Aucun des participants ne semble reconnaître le visage recherché.
Le duo croise, le lendemain matin, un petit groupe légèrement en retrait : Jade, Steff, Tonin, Bigui et Josh incarnés par Jade Oukid, Stefania Gadda, Tonin Janvier, Richard Bellamy et Joshua Liam Henderson, tous choisis par casting sauvage au cœur de véritables raves.
Selon eux, la jeune femme pourrait se trouver à une prochaine fête, plus au sud, à la frontière mauritanienne. Mais la rave est brutalement interrompue par l’intervention des militaires, provoquant la dispersion précipitée des participants.
À partir de là, le film bifurque pour devenir un road-movie initiatique. La quête initiale demeure en arrière-plan, progressivement occultée par les épreuves (choquantes!) rencontrées par cette caravane improbable.
À bord de camions massifs et mal adaptés au terrain, le groupe s’engage dans le sillage d’autres marginaux en route vers la nouvelle fête.
En chemin, on apprend la menace d’une guerre imminente (une troisième guerre mondiale).
Elle affleure sans jamais réellement les atteindre et ne semble ni les inquiéter ni même les concerner : « — C’est ça qu’on ressent quand c’est la fin du monde ?— Je ne sais pas… mais ça fait longtemps que c’est la fin du monde ».
Les véhicules et certaines situations rappellent l’imaginaire de « Mad Max : Fury Road », mais la manière de filmer le désert, d’y inscrire les corps (Éloge de la blessure, de l’amputation des membres, des membres de la famille) et d’étirer la durée des plans, relève davantage du documentaire.
Au gré de ces prises, la quête du père à la recherche de sa fille s’estompe presque.
Dans cette fuite en avant, le son sublime la perception d’un réel qui se fragmente.
N’empêche que la bande doit faire face à la réalité : pénurie d’essence, climat de guerre latente…
Peu à peu, la progression se fait sur une route semée d’embûches, traversée par la violence et l’absurde.
Mais cette transformation n’est-elle pas en réalité qu’un passage dans ce Sirāt métaphorique ?
Le film revêt différentes formes cinématographiques : fantastique, film d’horreur déjouant les codes du genre, récit d’aventure, film de guerre, survival et aussi film musical.
Il trace sa propre trajectoire. Le spectateur est entraîné corps et âme dans un décor en voie de dématérialisation.
Dans la poussière, les plans s’élargissent et la nuit, débarrassée du tumulte de la fête, n’est plus qu’une constellation de faisceaux de phares perdus dans l’immensité (Une très belle photographie et une grande maîtrise technique).
Jamais le film ne cherchera à livrer pleinement ses personnages, qui demeurent mystérieux jusqu’au bout.
Il ne s’agit pas de les connaître, mais de les accompagner, de les suivre dans leur traversée.
Mémé si le titre renvoie à un concept coranique, « Sirāt » ne relève en rien du religieux au sens strict.
Il déploie une spiritualité qui lui est propre, dialoguant, notamment dans sa seconde partie, avec les irruptions insoutenables de la mort.
De quoi faire écho aux manifestations contemporaines omniprésentes de la violence qui se joue en hors-champs et à notre funeste actualité mondiale.
Film cinématographique par excellence, « Sirāt s’adresse d’abord et surtout au corps avec toutes ses composantes.
Il offre une expérience sensorielle radicale : immersive, brutale, mais néanmoins poétique, éprouvante, bouleversante, sidérante et insoutenable.
Une succession de moments suspendus à travers ce pont métaphorique qui tordent nos tripes de suspense et rappellent, avec une violence rare, la fragilité de notre condition humaine. Ames sensibles s’abstenir.
