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Culture

« Notre semence », de Anis Lassoued : Un portrait cru des enfants du pays

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  • 19 décembre 19:45
  • 7 min de lecture
« Notre semence », de Anis Lassoued : Un portrait cru des enfants du pays

Entre confidences, larmes, humour et persévérance, il interroge les fondements de notre quotidien et notre confiance en un avenir plus prometteur.

La Presse — Le Théâtre des régions de la Cité de la culture de Tunis a abrité la première projection de « Notre semence », un documentaire signé Anis Lassoued.

Le film est sélectionné pour la compétition officielle. Entre confidences, larmes, humour et persévérance, il interroge les fondements de notre quotidien et notre confiance en un avenir plus prometteur

Une comparaison qui dérange

Un public nombreux a suivi pendant 80 minutes le vécu d’adolescents issus de deux milieux différents. Yassine a grandi dans un quartier populaire.

Son père, maçon, peine à faire vivre une famille de quatre enfants. De l’autre côté, Skander a eu la chance de naître dans une famille riche.

La construction du film met alors en regard ces deux situations radicalement opposées. Plus de détails sont scrutés au long du documentaire de manière à provoquer une prise de conscience et à secouer les spectateurs par leur crudité.

De suite d’échecs multiples, les enfants du maçon ont quitté l’école très tôt. Skander, lui, poursuit ses études dans une école française où il y a même une piscine et un amphithéâtre.

Si Yassine s’amuse à élever les pigeons qu’il cherche au souk, Skander s’ennuie du tennis et du tir à l’arc et passe près de 6 heures par jour aux jeux vidéos.

Le père de Yassine a dû choisir entre payer le loyer et acheter le gâteau du réveillon alors que l’autre famille dépense sans compter…

En dépit de la simplicité apparente dans l’agencement des scènes, on ne s’ennuie pas. Le ton du film oscille entre la critique et l’humour, avec de nombreux moments d’émotion.

En plongeant dans l’intimité des protagonistes, on s’accroche à eux, on s’inquiète même pour eux et on a l’impression de partager leur quotidien et leurs soucis.

Certains propos secouent, d’autres font rire par le sens de l’humour naturel des enfants. Les spectateurs ont même applaudi quelques répliques, témoignant de leur complicité avec les protagonistes.

« Mon fils, aime ton pays ! »

Yassine et ses frères ne voient d’issue à leur condition que de déployer leurs ailes et partir loin du pays. « J’aurais aimé être optimiste », dit l’aîné par rapport à la situation de la Tunisie d’une manière générale.

L’un d’eux a même fait une tentative d’immigration clandestine rapidement avortée par la police.

Il insiste pour tenter à nouveau, car, selon lui, le départ doit être fait avant 18 ans pour qu’il puisse être pris en charge par les institutions religieuses qui accueillent les enfants.

Dépassé cet âge, il aura plus de mal à se frayer un chemin et se verra expulsé.

Or, Skander, qui jouit d’un haut niveau de confort, souhaite lui aussi quitter la Tunisie.

Un beau pays, dit-il, mais dont il ne supporte pas le peuple.

Ce qui le dérange, c’est surtout la corruption. De plus, avec sa culture française, on voit qu’il est habité par d’autres soucis que ceux de la classe populaire.

D’ailleurs, il ne connaît pas Ibn Khaldoun dont il voit la statue au cœur de la grande avenue Habib Bourguiba de Tunis.

Il n’a aucune information sur la Révolution… « Nous vivons très loin de la réalité tunisienne », confie-t-il.

Toutefois, en écoutant ses déclarations et celles de sa sœur, on se rend compte que leur attachement à leur terre natale ne fait aucun doute.

Ce patriotisme est inculqué par leurs parents, notamment la mère dont la devise est une phrase qu’elle a lue un jour sur un mur en Suisse : « Mon fils, aime ton pays ».

Pour elle, les difficultés existent, mais il faut s’en sortir tous ensemble.

« Si tout le monde part, qui restera ? », répond-elle quand on lui a demandé si elle encourage ses enfants à partir s’installer à l’étranger.

Elle pense en fait qu’il serait mieux de les instruire avec le savoir développé de l’Europe, mais qu’ils rentrent ensuite en faire profiter la Tunisie.

Le père gère un grand projet agricole hérité de génération en génération et qui lui a coûté des années de sacrifices. Il souhaite voir son fils reprendre le flambeau.

Le film souligne ainsi à travers de nombreuses scènes l’influence des parents sur le développement de l’amour de la patrie chez les jeunes.

L’immigration, qu’elle soit clandestine ou non, est donc au cœur du documentaire.

Le réalisateur a tenu à intégrer des scènes réelles de manifestations de parents qui ont perdu tout contact avec leurs enfants, partis pour l’autre rive de la Méditerranée.

Ils sollicitent alors l’aide des autorités pour les retrouver.

En plus de l’inégalité entre les classes sociales, le documentaire tourné en 2019 revient également sur d’autres thèmes toujours d’actualité dont l’inflation, les droits des enfants, le suicide chez les adolescents, le fanatisme religieux, l’importance du dialogue au sein de la famille et la perte de confiance des jeunes dans les responsables politiques.

Il est clôturé par les scènes réelles des élections présidentielles, qui portent l’espoir d’un avenir meilleur et auxquelles les deux familles ont participé.

La souffrance du réalisateur

Après la projection, nous avons demandé au réalisateur Anis Lassoued comment il a procédé pour choisir les deux familles que l’on suit dans ce film.

« Je les ai juste croisés, mais je connais plein de familles dans mon entourage qui leur ressemblent ».

Il est vrai que les protagonistes sont des parents et des enfants issus du quotidien, que l’on rencontre partout, anonymes mais témoins de réalités sociales souvent ignorées.

La particularité de ce documentaire, selon le réalisateur, est la difficulté d’intégrer ces familles. « Ce n’est pas qu’un accord signé.

Il faut du temps pour pénétrer leur intimité, pour qu’ils acceptent de s’exposer aussi spontanément ».

Concernant le choix des thèmes, Anis Lassoued nous a fait savoir qu’il tenait à travailler sur l’immigration clandestine car, « d’après les statistiques, 40% des migrants sont des enfants ».

Sur les six enfants dans le documentaire, quatre sont déjà installés à l’étranger. Les deux fils aînés du maçon ont décroché des contrats de travail, Skander et sa sœur poursuivent leurs études universitaires.

D’ailleurs, cette expérience a inspiré le jeune garçon à se tourner vers une carrière dans le cinéma.

Pourquoi avoir mis six ans pour  sortir le film ? « C’est la souffrance du réalisateur », nous répond-il. Depuis mon long métrage « Une seconde vie », nous avons eu des contraintes budgétaires.

Il fallait se débrouiller pour pouvoir financer ce documentaire ».

Notons que ce film a bénéficié des subventions du Fonds d’encouragement à la création littéraire et artistique. Il est également soutenu par Al Jazeera documentaire.

Anis Lassoued a déjà participé aux JCC, l’année dernière, avec un court métrage de fiction « Loading ». Dynamique et déterminé, sa carrière compte de nombreuses productions, certaines récompensées à l’international.

On verra si ce documentaire réussira à convaincre le jury et à décrocher un prix.

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Auteur

Amal BOU OUNI